الأحد، 1 نوفمبر 2020

Au-delà du pont

 écrit par/ Tasnim TAHA

 

De sa démarche troublée, j’ai compris qu’il était nouveau, n’étant pas arrivé depuis plus d’un mois. Et à la façon dont il tournait la tête, j’ai senti qu’il était bouleversé, tout comme je l’étais en arrivant "Ici", ce sinistre jeudi du mois de mai 2016.

Jamais je n’aurais imaginé qualifier ce jour de "sinistre". Non seulement il représentait une source de joie pour moi, mais aussi pour tous les membres de notre petite famille, car c’était la date d’anniversaire de ma mère.

J’attendais avec impatience ce jour pour pratiquer mon rituel annuel favori avec elle. Chaque année, je m’asseyais à ses côtés dans notre spacieuse cuisine pour lui lire les événements historiques qui s’étaient produits le même jour que sa naissance, tandis qu’elle s’activait, telle une abeille infatigable, autour de moi : jetant un œil au four, malaxant la farine, les noix, la levure, le cacao et les autres ingrédients du gâteau. Celui-ci serait bientôt décoré de bougies, avant que mon père, mon petit frère et moi ne les soufflions tous ensemble en chantant "Joyeux anniversaire".

Ma mère adorait écouter mes récits, pas seulement le jour de son anniversaire, mais aussi les autres jours de l’année, lorsque je lui racontais ma journée à l’école avec mes copines ou mes découvertes sur un héros de la mythologie.

De son côté, elle partageait souvent les détails de ses journées avec ses voisines, qui l’accompagnaient deux fois par semaine au marché de Barbès, dans le 18 arrondissement. Mais la plupart du temps, elle se contentait de me raconter les histoires des héroïnes de ses romans préférés.

Je pouvais deviner son humeur au ton de sa voix, selon qu’elle avait lu une scène triste ou heureuse. Elle interagissait avec les personnages comme s’ils étaient réels. Ma mère adorait cuisiner. Et bien qu’elle passât la majeure partie de son temps dans la cuisine à inventer de nouvelles recettes, elle trouvait toujours un moment pour son autre passion : la lecture. Elle connaissait par cœur les titres de ses romans favoris, mais sa mémoire lui jouait des tours dès qu’il s’agissait des événements historiques que je lui racontais chaque année. Sauf pour trois dates. Quand je lui ai demandé pourquoi elle retenait celles-ci, elle m’a confié qu’elle admirait profondément les trois personnages associés à ces dates, bien qu’ils n’aient rien à voir avec la cuisine comme Tita, l’héroïne du roman Comme l’eau pour le chocolat de Laura Esquivel.

Les détails de ce roman m’ont marquée à jamais, même sans l’avoir lu. Ma mère me racontait chaque jour la souffrance de Tita, privée de son amour Pedro par des traditions cruelles. Selon ces dernières, une fille ne pouvait se marier qu’après la mort de sa mère. Pedro avait donc épousé la sœur aînée de Tita pour rester proche d’elle.

Grâce à ce roman, j’ai commencé à m’intéresser à la littérature, à scruter les noms des femmes qui avaient écrit les romans préférés de ma mère : Isabel Allende, Harriet Beecher Stowe, Jane Austen, Svetlana Alexievitch, Margaret Mitchell, Leila Aboulela, May Ziadé, Leïla Baalabaki, Samar Yazbek, Radwa Ashour, Nazik al-Mala’ika et Assia Djebar.

Et cette exploration a élargi ma culture littéraire, même si je ne connaissais de ces romans que les titres exposés sur la bibliothèque qui occupait tout le mur sud de notre salon :

La Maison aux esprits, La Case de l’oncle Tom, Orgueil et Préjugés, La Guerre n’a pas un visage de femme, Autant en emporte le vent, La Traductrice, Ténèbres et Rayons, Je vis, Un Parfum de Cannelle, Grenada, Laver le déshonneur et Les Enfants du Nouveau Monde.

Quant à l’histoire, ma mère refusait de s’y intéresser davantage, malgré mes efforts et mes récits annuels. Les trois dates qu’elle retenait ne devaient rien à une mémoire exceptionnelle, mais à son admiration pour trois personnages nés le même jour qu’elle, le 19 mai. Elle avait même noté leurs noms dans son carnet de recettes, persuadée qu’elle aurait pu être un grand leader comme eux, si elle n’était pas née fille.

Trois événements, ma mère les récitait sans hésitation.

Le premier : en 1268, Az-Zâhir Baybars, quatrième sultan d’Égypte et de Syrie de la dynastie des Mamelouks bahrites, reconquit Antioche des mains des Croisés, après 170 ans d’occupation.

Le deuxième : en 1798, la campagne militaire française, menée par Napoléon Bonaparte, se dirigea vers les États ottomans d’Égypte et de Syrie pour défendre les intérêts français et empêcher l’Angleterre d’atteindre l’Inde. L’un des effets positifs de cette campagne fut que les Égyptiens découvrirent les systèmes d’enregistrement des naissances et des décès.

Le troisième : en 1881, naquit Mustafa Kemal Atatürk, chef du mouvement national turc, vainqueur de l’armée grecque en 1922 et fondateur de la République turque laïque et démocratique.

Ce même Atatürk venait du pays de naissance d’Elif Shafak, l’auteure de Les Quarante Règles de l’Amour, mon roman préféré. Ce livre a prolongé mon séjour Ici, car je ne cessais de répéter jour et nuit la règle numéro 37 :

"Dieu est un horloger méticuleux. Son ordre est si précis que tout sur terre se produit en temps voulu. Pas une minute trop tôt, pas une minute trop tard. Pour chacun, il y a un temps pour aimer et un temps pour mourir."

J’ai croisé mes bras devant ma poitrine, une jambe posée sur l’autre, et j’ai observé le nouveau venu. Sa démarche troublée, son regard maladroit, et derrière lui, une armée de chagrins.

Depuis ma place, je me demandais dans quel groupe il allait se fondre : celui des hommes et des femmes qui n’ont jamais levé la tête depuis que je suis arrivée Ici ? Celui des vieillards qui griffaient leur visage, mêlant sang et larmes ? Ou celui des enfants dont les rires résonnaient, poursuivant une chèvre blanche qui traversait le pont, suivie d’un lapin aussi blanc ?

Quand il s’est arrêté devant le premier groupe, j’ai cru qu’il était aussi curieux que moi à mon arrivée, il y a trois ans. À l’époque, j’avais tenté d’interroger ces personnes pour savoir si elles avaient vu ma famille. En vain. J’avais appris plus tard qu’elles étaient condamnées à cette position pour avoir commis des torts par commérages et négligences, Là-bas.

Il finit par s’asseoir à l’extrémité du banc, sans me saluer. Je me contentais de le contempler, intriguée par son profil. Lorsqu’il tourna soudainement la tête vers moi, avant de regarder les enfants, j’hésitai à lui adresser la parole. Mais son trouble semblait être ailleurs, peut-être attiré par les éclats de rire des enfants traversant librement le pont.

Et moi, de nouveau, face à ma douleur et à mes lamentations, je contemplais ces enfants traverser et revenir, me remémorant cette parole du Christ : "Vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux si vous ne devenez comme des petits enfants.".

 

 

À suivre…

 


Paris, 1/10/2020


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