écrit par/ Tasnim TAHA
De sa démarche troublée, j’ai compris qu’il était
nouveau, n’étant pas arrivé depuis plus d’un mois. Et à la façon dont il
tournait la tête, j’ai senti qu’il était bouleversé, tout comme je l’étais en
arrivant "Ici", ce sinistre jeudi du mois de mai 2016.
Jamais je n’aurais imaginé qualifier ce jour de
"sinistre". Non seulement il représentait une source de joie pour
moi, mais aussi pour tous les membres de notre petite famille, car c’était la
date d’anniversaire de ma mère.
J’attendais avec impatience ce jour pour pratiquer mon
rituel annuel favori avec elle. Chaque année, je m’asseyais à ses côtés dans
notre spacieuse cuisine pour lui lire les événements historiques qui s’étaient
produits le même jour que sa naissance, tandis qu’elle s’activait, telle une
abeille infatigable, autour de moi : jetant un œil au four, malaxant la farine,
les noix, la levure, le cacao et les autres ingrédients du gâteau. Celui-ci
serait bientôt décoré de bougies, avant que mon père, mon petit frère et moi ne
les soufflions tous ensemble en chantant "Joyeux anniversaire".
Ma mère adorait écouter mes récits, pas seulement le
jour de son anniversaire, mais aussi les autres jours de l’année, lorsque je
lui racontais ma journée à l’école avec mes copines ou mes découvertes sur un
héros de la mythologie.
De son côté, elle partageait souvent les détails de
ses journées avec ses voisines, qui l’accompagnaient deux fois par semaine au
marché de Barbès, dans le 18ᵉ
arrondissement. Mais la plupart du temps, elle se contentait de me raconter les
histoires des héroïnes de ses romans préférés.
Je pouvais deviner son humeur au ton de sa voix, selon
qu’elle avait lu une scène triste ou heureuse. Elle interagissait avec les
personnages comme s’ils étaient réels. Ma mère adorait cuisiner. Et bien
qu’elle passât la majeure partie de son temps dans la cuisine à inventer de
nouvelles recettes, elle trouvait toujours un moment pour son autre passion :
la lecture. Elle connaissait par cœur les titres de ses romans favoris, mais sa
mémoire lui jouait des tours dès qu’il s’agissait des événements historiques
que je lui racontais chaque année. Sauf pour trois dates. Quand je lui ai
demandé pourquoi elle retenait celles-ci, elle m’a confié qu’elle admirait
profondément les trois personnages associés à ces dates, bien qu’ils n’aient
rien à voir avec la cuisine comme Tita, l’héroïne du roman Comme l’eau pour
le chocolat de Laura Esquivel.
Les détails de ce roman m’ont marquée à jamais, même
sans l’avoir lu. Ma mère me racontait chaque jour la souffrance de Tita, privée
de son amour Pedro par des traditions cruelles. Selon ces dernières, une fille
ne pouvait se marier qu’après la mort de sa mère. Pedro avait donc épousé la
sœur aînée de Tita pour rester proche d’elle.
Grâce à ce roman, j’ai commencé à m’intéresser à la
littérature, à scruter les noms des femmes qui avaient écrit les romans
préférés de ma mère : Isabel Allende, Harriet Beecher Stowe, Jane Austen,
Svetlana Alexievitch, Margaret Mitchell, Leila Aboulela, May Ziadé, Leïla
Baalabaki, Samar Yazbek, Radwa Ashour, Nazik al-Mala’ika et Assia Djebar.
Et cette exploration a élargi ma culture littéraire,
même si je ne connaissais de ces romans que les titres exposés sur la
bibliothèque qui occupait tout le mur sud de notre salon :
La Maison aux esprits, La Case de l’oncle Tom, Orgueil
et Préjugés, La Guerre n’a pas un visage de femme, Autant en
emporte le vent, La Traductrice, Ténèbres et Rayons, Je
vis, Un Parfum de Cannelle, Grenada, Laver le déshonneur
et Les Enfants du Nouveau Monde.
Quant à l’histoire, ma mère refusait de s’y intéresser
davantage, malgré mes efforts et mes récits annuels. Les trois dates qu’elle
retenait ne devaient rien à une mémoire exceptionnelle, mais à son admiration
pour trois personnages nés le même jour qu’elle, le 19 mai. Elle avait même
noté leurs noms dans son carnet de recettes, persuadée qu’elle aurait pu être
un grand leader comme eux, si elle n’était pas née fille.
Trois événements, ma mère les récitait sans
hésitation.
Le premier : en 1268, Az-Zâhir Baybars, quatrième
sultan d’Égypte et de Syrie de la dynastie des Mamelouks bahrites, reconquit
Antioche des mains des Croisés, après 170 ans d’occupation.
Le deuxième : en 1798, la campagne militaire
française, menée par Napoléon Bonaparte, se dirigea vers les États ottomans
d’Égypte et de Syrie pour défendre les intérêts français et empêcher
l’Angleterre d’atteindre l’Inde. L’un des effets positifs de cette campagne fut
que les Égyptiens découvrirent les systèmes d’enregistrement des naissances et
des décès.
Le troisième : en 1881, naquit Mustafa Kemal Atatürk,
chef du mouvement national turc, vainqueur de l’armée grecque en 1922 et
fondateur de la République turque laïque et démocratique.
Ce même Atatürk venait du pays de naissance d’Elif
Shafak, l’auteure de Les Quarante Règles de l’Amour, mon roman préféré.
Ce livre a prolongé mon séjour Ici, car je ne cessais de répéter jour et nuit
la règle numéro 37 :
"Dieu est un horloger méticuleux. Son ordre est
si précis que tout sur terre se produit en temps voulu. Pas une minute trop
tôt, pas une minute trop tard. Pour chacun, il y a un temps pour aimer et un
temps pour mourir."
J’ai croisé mes bras devant ma poitrine, une jambe
posée sur l’autre, et j’ai observé le nouveau venu. Sa démarche troublée, son
regard maladroit, et derrière lui, une armée de chagrins.
Depuis ma place, je me demandais dans quel groupe il
allait se fondre : celui des hommes et des femmes qui n’ont jamais levé la tête
depuis que je suis arrivée Ici ? Celui des vieillards qui griffaient leur
visage, mêlant sang et larmes ? Ou celui des enfants dont les rires
résonnaient, poursuivant une chèvre blanche qui traversait le pont, suivie d’un
lapin aussi blanc ?
Quand il s’est arrêté devant le premier groupe, j’ai
cru qu’il était aussi curieux que moi à mon arrivée, il y a trois ans. À
l’époque, j’avais tenté d’interroger ces personnes pour savoir si elles avaient
vu ma famille. En vain. J’avais appris plus tard qu’elles étaient condamnées à
cette position pour avoir commis des torts par commérages et négligences,
Là-bas.
Il finit par s’asseoir à l’extrémité du banc, sans me
saluer. Je me contentais de le contempler, intriguée par son profil. Lorsqu’il
tourna soudainement la tête vers moi, avant de regarder les enfants, j’hésitai
à lui adresser la parole. Mais son trouble semblait être ailleurs, peut-être
attiré par les éclats de rire des enfants traversant librement le pont.
Et moi, de nouveau, face à ma douleur et à mes
lamentations, je contemplais ces enfants traverser et revenir, me remémorant
cette parole du Christ : "Vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux
si vous ne devenez comme des petits enfants.".
À suivre…
Paris, 1/10/2020
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