Aujourd’hui, c’est le dernier jour de l’année.
Il a commencé, comme d’habitude, trop chargé pour moi
: j’ai dû arracher beaucoup d’âmes dès l’aube. De nombreuses personnes avaient
tant résisté, d’autres avaient trop souffert avant de me céder leurs âmes. Parmi cette foule, seules trois personnes ont renoncé à
leur vie sans douleur : un vieil homme de quatre-vingts ans pendant son
sommeil, un nouveau-né au moment où sa mère lui donnait la vie, et une jeune
femme pendant son opération chirurgicale, avant de se réveiller de l’anesthésie
générale.
Avec ces trois derniers, j’ai ressenti un petit
soulagement d’avoir enfin accompli quelques missions rapidement et sans
souffrance. Car, même si je suis hideux et que des gouttes d’amertume se
collent à mon épée, je n’aime pas voir les humains se torturer en résistant
trop longtemps avant de mourir.
C’est pour cela qu’on m’appelle l’ange de la mort.
D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi on m'appelle
"Ange", alors que je fais goûter aux mourants l’amertume de la mort.
J'ai un cœur dur qui ne ressent ni remords ni douleur, qui se fiche de la
souffrance des âmes qui ne veulent pas quitter leurs corps. Parce que ce qui
compte pour moi, c’est d’accomplir mes missions à temps, ni avant, ni après.
Aujourd’hui, pour la première fois, j’ai eu un
sentiment de doute quant à mes capacités à accomplir une mission en respectant
le temps et l’endroit. C’est que, quand j’avais vérifié
toutes les informations, je n’avais pas compris comment je pourrais arracher
l’âme d'un des partisans de l’Emir, un jeune homme mince aux cheveux rastas,
avant le coucher du soleil de ce jour en Inde, alors qu’il est assis ici,
confortablement, en ce moment, en train de discuter avec l’Emir dans un palais
froid de Sibérie, en Russie.
Car dans la consigne, c’était clair que je devais
arracher l’âme de ce jeune homme mince, aux cheveux rastas, en Inde, près de la
Yamuna, la rivière proche du Taj Mahal, ce "palais de la couronne",
construit par l’empereur moghol Shah Jahan pour abriter les restes de son
épouse, Mumtaz Mahal.
D’ailleurs, c’était en arrachant l’âme de cette femme,
alors qu’elle donnait naissance à son quatorzième enfant, il y a plusieurs
siècles, que j’avais ressenti pour la première fois la douleur du regret
d’avoir tué quelqu’un.
Avec embarras, je scrutais les traits fins du jeune
homme aux cheveux rastas, me demandant comment je pourrais l'amener en Inde
pour accomplir ma mission avec lui là-bas, avant la fin de cette journée
hivernale.
Et grâce à mon regard scrutateur, le jeune homme aux
cheveux rastas se pencha vers l’Emir pour lui demander qui j’étais, se paniqua
quand il apprit que j’étais "la faucheuse", et supplia l’Emir
d’ordonner à son tapis volant de l’emmener le plus loin possible de moi.
Pauvre jeune homme, il ne savait pas qu'avec cette
réaction, il avait rendu ma tâche plus facile. Car il ignorait que j’avais des
pouvoirs plus forts que ceux de son ami l’Emir, qui peut parler aux animaux,
voir des fantômes et des anges, comprendre le langage des oiseaux, et ordonner
au vent de porter son tapis volant.
Moi, qui peux voler à la vitesse de l’éclair grâce à
mes quatre mille ailes qui me permettent de parcourir les quatre coins de la
planète en quelques secondes, et qui peux me déguiser ou me rendre invisible,
j'ai suivi le jeune homme aux cheveux rastas, sans qu’il me voie voler en
parallèle de son tapis volant, juste pour lui permettre d’apprécier ses
derniers moments sur Terre.
J’étais fier de moi de le laisser admirer les paysages
des montagnes, des rivières, des plaines et des steppes. Et dès qu'il est
arrivé en Inde, avant le coucher du soleil, j'ai arraché son âme, exactement à
l’endroit indiqué dans la consigne, sur la rivière Yamuna, pendant sa baignade,
sans lui donner la chance d’échapper à la noyade dans la rivière sacrée.
Je devrais être satisfait d’avoir accompli cette
mission difficile à temps, mais ce n’était pas le cas. Une fois le corps de ma
victime tombé dans l’eau sacrée, j’ai ressenti une douleur terrible me pincer
le cœur.
Et tout de suite, j’ai repensé aux sentiments qui m’avaient traversé la
première fois, quand j’ai arraché l’âme de la femme de l’empereur. C’est ainsi que j’ai compris que j’avais été frappé par
la malédiction du Taj Mahal. J’ai failli
m’effondrer en larmes lorsque je me suis rappelé la douleur de son mari, dont
le chagrin l’avait poussé à construire ce mausolée de marbre blanc, à la
mémoire de sa femme, qui deviendrait l’une des sept merveilles du monde. Mais quand je me suis rapidement rappelé la quantité de
missions que je devais terminer avant la fin de cette nuit du Nouvel An, j’ai
chassé l’image du deuil de l’empereur et je me suis pressé de battre des ailes
pour m’envoler en direction de l’Amazonie.
**-**
Tasnim
Paris, 13 novembre 2019
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