Vouneuil-sur-Vienne 733 :
Deux jours avant la bataille je me suis rendu dans la forêt enchantée.
Gisant à côté de son énorme écureuil aux yeux noisette, le devin à l’ombre
gigantesque me laissa entrevoir défiler les années sur le voyant.
Il commença par m’emmener à la limite du 30ème siècle, à New-York. Je
poussai un cri de surprise avant de lui expliquer que c’était trop loin, voire
que je n’avais pas envie d’être un super héros, tel Spiderman 2099.
Il pouvait doucher tous mes rêves en me dévoilant tout de suite la vérité.
Pourtant, il bougea ses paumes autour du voyant et fit défiler quatre
personnages de siècles plus proches.
Le premier était Lévi-Strauss devant sa citation : « Aucune culture n’est seule ; elle est toujours donnée en coalition avec d’autres cultures, et c’est cela qui lui permet d’édifier des séries cumulatives ». Le deuxième était Lissagaray en train de raconter à Eleanor Marx, fille cadette de Karl Marx, les témoignages qu’il a recueillis de nombreux survivants en exil, à Londres et en Suisse, à propos de l’Histoire de la Commune de Paris de 1871. Le troisième était La Fontaine en train d’écrire le 10ème vers de son poème le Lièvre et la Tortue : « Rien ne sert de courir ; il faut partir à point». Le quatrième était Enrico Dandolo, en train de lancer à Venise « la quatrième Croisade », campagne militaire qui aboutira, deux ans plus tard, à la prise de Constantinople par les croisés et à la fondation de l'Empire latin d'Orient.- Anthropologue, journaliste, poète et doge. Mais pourquoi me montrez-vous ces gens alors que je vous ai raconté mon rêve d’être philosophe ?
Il aurait pu me dire la vérité de ma future vie à ce moment et stopper tous mes rêves. Cependant, il continua de masser la tête de son gros écureuil avant de remuer ses paumes sur le voyant pour me faire voir, cette fois des philosophes du 18ème siècle.
D’abord Jean-Jacques Rousseau traitant de l'impôt, de la propriété et du
contrat social dans son article « Économie politique ».
Ensuite Voltaire s’inscrivant dans un débat sur
le fatalisme et l’existence du Mal par son conte philosophique
« Candide».
Puis Emmanuel Kant terminant son ouvrage
« la Critique de la raison pure » qui donnera prise à une littérature
de controverse.
Pour échapper aux yeux noisette de l’écureuil qui me scrutaient avec curiosité, je détournai mon regard et le plantai sur le visage du devin avant de lui faire remarquer que le siècle des Lumières était encore loin de notre époque.
Le devin, gardant toujours le secret sur mon destin, ne fit sauter que
quelques siècles avant de me montrer Etienne Dolet, Averroès et Moïse
Maïmonide.
Mais quand je terminai la lecture du poème d’Ibn Arabi :
"Mon cœur est devenu capable
D’accueillir toute forme.
Il est pâturage pour gazelles
Et abbaye pour moines !
Il est un temple pour idoles
Et la Ka’ba pour qui en fait le tour,
Il est les tables de la Thora
Et aussi les feuillets du Coran !
La religion que je professe
Est celle de l’Amour.
Partout où ses montures se tournent
L’amour sera ma religion et ma foi".
Et lui demandai si je pouvais être réincarné en ce personnage, il me dévoila la vérité.
Alors là, toute la forêt enchantée avec ses énormes écureuils, ses
chauves-souris, ses ombres, ses araignées et ses arbres en forme de monstres,
avaient entendu sa phrase, en m’annonçant, avec une voix rauque, le dur destin
qui m’attendait.
Rosny –sous-Bois 2022:
Aujourd’hui, je suis toujours bloqué et condamné à cause d’une erreur que
j’ai commise treize siècles auparavant.
Si j’avais anticipé les conséquences de mon acte, j’aurais réprimé mon ego
et ainsi échappé à la loi du karma.
Hélas, parce que la mort arrive soudain. Et, brusquement, nous nous
trouvons soit dans un paradis éternel, soit dans un enfer accablant où je suis
actuellement depuis treize siècles.
La tristesse dans la voix de mon maître, expliquant à l’acheteur combien je
lui étais cher, me toucha profondément.
Indifférent à l’émotion de mon maître, l’acheteur n’attendait que le mot
final..
Mon maître accepta de baisser encore de dix mille euros à condition que
l’acheteur prenne la propriété dans sa totalité : l’animal domestique avec
la maison.
L’acheteur donna son accord. Transaction conclue. J’eus les larmes aux
yeux.
- Croyez-moi que vous n’allez pas regretter votre choix ! Non
seulement parce que vous allez profiter du beau jardin de cette demeure donne
sur une belle vue sur le Golf. Mais aussi, vous pourrez arriver au cœur de
Paris « Châtelet » au bout de vingt minutes avec la ligne 11 qui
vient d’ouvrir ses portes le mois dernier.
L’acheteur ne dit rien.
Mon maître me caressa la tête avec tendresse avant d’enchaîner :
- Je vous jure que si je ne déménageais pas, je l’aurais pris avec moi.
Mais mon pauvre âne ne va pas supporter le froid du Québec.
L’acheteur me toisa du regard tandis que mon maître continua :
- Vous savez que cet âne est un héritage de mes grands-parents qui
l'avaient hérité de leur mère et de leur grand-mère, et même plus, depuis
plusieurs générations ? Je suis content qu’il continue à vivre dans la
grange où il est né.
- Par contre, je vous ne garantis pas qu’il reste toujours à Rosny,
interrompit l’acheteur.
La tristesse regagna le visage de mon maître.
- Parce que je vais l'ajouter au bétail de mon père à mon village
Vouneuil-sur-Vienne, continua l’acheteur en caressant sa barbe.
Mes grandes oreilles se raidirent en entendant le nom du village où j’avais
perdu mon apparence humaine. Pendant quelques secondes, oubliant ma tristesse
liée à l’immigration de mon maître au Québec, je me laissai remplir par
l’espoir, longtemps perdu, de retourner à mon village pour voir mes
descendants.
Cependant, rapidement, le chagrin et la frustration me regagnèrent quand je
me souvins de mon handicap.
Si seulement je pouvais parler en ce moment, j’aurais révélé à mon maître
que je n’étais pas un simple animal domestique ayant besoin de la protection
d’un maître. Je lui aurais dit que j’étais un brave guerrier se battant
courageusement pendant la bataille de Poitiers ou celle du Pavé des Martyres,
selon les sources arabes, qui mit fin à l’invasion andalouse dans le pays des
Gaulois.
J’aurais aimé lui raconter que la loi du karma m’avais sanctionné car j'ai
tué, non pour défendre ma vie mais pour venger mon ego. En effet lorsque le
prisonnier me cracha à la figure en guise d'un ultime affront, la bataille
était déjà terminée.
Affichant un sourire, mon maître me serra contre lui avant de susurrer à
mon oreille :
- Sois gentil avec ton futur maître et n’aie pas peur de lui ! Ce
n’est qu’un simple fantôme.
J’agitai mes grandes oreilles de frayeur lorsque je me tournai et réalisai que mon futur maître n’avait pas d’ombre. Mais rapidement, je chassai ma peur en me disant que peu importe que mon futur maître soit un fantôme ou zombie, un vampire ou une liche, une goule ou n’importe quelle forme de morts-vivants, du moment qu’il m’aide à retourner à mon pays natal.
***
Tasnim
Paris 20/40/2019
13:46